La situation du marché brassicole français et les grandes tendances en 2020
Auteur : Emmanuel Gillard - Rédigé le 13 mars 2020 - Publié le 3 octobre 2020 - Article paru dans l'éditorial économique du livre "Le Rigal de la Bière - Annuaire des brasseries artisanales et régionales en France - Edition 2020" de Sonia Rigal

La "révolution craft". Tout le monde parle de ce phénomène récent qui s'empare du monde de la bière. Il n'est cependant pas certain qu'on y mette tous la même signification.

Si une révolution fait allusion aux bouleversements d’un ordre établi, alors oui, le monde de la bière est bien en pleine révolution. Le processus inverse à la standardisation des goûts est enclenché, impliquant de profonds changements dans la manière de brasser, de commercialiser et de consommer.

Faisons ensemble un rapide tour d'horizon du marché français de la bière en 2020.

 

Les acteurs du marché brassicole français

Trois grands groupes brassicoles dominent le monde de la bière en France. Le belgo-brésilien AB InBev qui ne dispose pourtant d’aucune unité de production dans l’hexagone, le néerlandais Heineken et le danois Carlsberg qui détient la marque Kronenbourg. Ces trois géants contrôlaient à eux seuls en 2018 environ 92% du marché français (en volume).

A côté des trois principaux géants de la bière, il existe une dizaine d'acteurs de taille moyenne, parfois orientés vers les MDD (marques de distributeurs) et le hard discount. On peut citer la Brasserie de Saint-Omer (Financière ACP), la Brasserie de Champigneulles (groupe allemand TCB), la Brasserie Licorne (groupe allemand Karlsberg), la brasserie Météor, la brasserie Goudale (Financière ACP), la brasserie Pietra ou encore Ninkasi Fabriques.

Les quelques 1700 "petites brasseries" françaises disposent actuellement d'une part de marché comprise entre 6 et 8%. Si ces chiffres peuvent paraître modestes, la progression est rapide. Les brasseries artisanales et autres microbrasseries font désormais partie du paysage et constituent un moteur de l'activité.

 

Les circuits de distribution

Pour vendre leurs bières, les plus petites unités de production se raccrochent souvent à juste titre à un marché purement régional.

Ainsi, pour de nombreuses microbrasseries, la vente directe à emporter et la commercialisation sur les marchés locaux constituent les principales sources de vente. Il est également possible d'utiliser les magasins de produits régionaux ou même les supermarchés locaux.

Les choses se compliquent dès que l'on veut trouver des débits de boisson pour écouler sa production. Même si cela paraît intéressant, un produit artisanal offrant souvent une belle marge financière au commerçant, celui-ci se trouve fréquemment lié par des contrats de brasserie lui imposant de ne commercialiser que les bières d'une brasserie, le plus souvent en échange de prêts financiers.

Si le brasseur désire vendre ses produits en dehors de sa zone géographique d'origine, il pourra s'appuyer sur un réseau national de caves à bières qui ont essaimé ces vingt dernières années.

En 2019, la chaîne de cavistes Nicolas (groupe Castel) lançait Craft Beers & Cie, un nouveau concept dédié à la bière artisanale, montrant ainsi que même les plus réticents étaient dorénavant séduits par l’essor du phénomène craft beer en France.

Pourtant, tout n'est pas rose dans le secteur des caves à bières, avec plusieurs fermetures quasi-simultanées fin 2019. S'il est encore trop tôt pour en déduire un changement profond dans les habitudes d'achat des consommateurs, on peut cependant affirmer que la concurrence devient féroce et que la multiplication des sites de vente en ligne, offrant un choix gigantesque livré directement à son domicile, y est certainement pour quelque chose. De plus, même les commerces de proximité se mettent à proposer de la bière artisanale.

Des distributeurs spécialisés se sont également créés pour la bière craft. Ils n’ont pas vocation à commercialiser les mêmes références que les mastodontes du secteur, en tête desquels France Boissons, propriété d’Heineken depuis 1987, ou encore C10 et Distriboissons. Ces nouveaux acteurs se doivent de maîtriser les codes de la bière craft pour avoir un discours crédible. On peut citer DBI (Distributeur des Brasseurs Indépendants), IBB, Difcom, Neodif, La Centrale des Bières, Craft Beer France, Guru Beer ou encore Fabulous French Brasseurs (FFB), une plateforme nationale de brasseries régionales visant la mise en place de synergies commerciales, tout en conservant l’identité et l’implantation des différentes brasseries. Si ces acteurs ont une carrure nationale, il existe également des distributeurs à vocation régionale, à l’instar de Dauphi Bières (Dauphiné et Rhône-Alpes), Bière des Régions (Auvergne-Rhône-Alpes),…

Les sites de ventes en ligne de craft beers se répandent et permettent au consommateur de commander des références parfois disponibles uniquement sur leur lieu de production. Ces plateformes de distribution représentent ainsi une vraie opportunité pour les brasseurs qui ne disposent pas de vente en ligne, et parfois même de site internet. Cet engouement n'a d'ailleurs pas échappé aux géants industriels, le site Saveur Bière ayant été racheté en mars 2016 par AB-InBev, numéro un de la bière dans le monde.

 

Bilan économique

Avec 356 nouvelles brasseries recensées en 2019[1], le rythme de création est resté soutenu, avec près d'une nouvelle unité de production par jour. Le report progressif de la date prévue pour atteindre le cap des 2000 brasseries françaises en activité semble montrer les premiers signes d'essoufflement dans l'augmentation continue du nombre de brasseries. Ainsi, s'il était prévu d'atteindre les 2000 unités en novembre 2019 lors de mon estimation de la fin de l'année 2016, la prévision réalisée fin 2019 montre qu'il faudra attendre aux environs d'octobre 2020 pour aboutir à ce chiffre.

De nombreux emplois ont été créés ces dernières années grâce à l'émergence des microbrasseries qui sont principalement des structures n'employant aucun salarié. Mais l'augmentation de la demande intérieure et l'accroissement logique des capacités de production des industriels pour y répondre, conduisent également à une augmentation des emplois chez les gros acteurs. Ainsi, en 2019, on estimait qu'Heineken employait 1250 personnes, contre 650 pour Kronenbourg.

En 2019, la production de bière en France s'établissait aux environs de 23 500 000 hectolitres, en hausse de 4.2% par rapport à 2018. Ce chiffre traduit de nombreux investissements en vue d'améliorer les capacités de production des brasseries existantes. La France se classe en sixième position au niveau européen concernant les volumes de production.

Avec une consommation annuelle proche de 33 litres par an et par habitant, la France se situe en queue de peloton du marché européen. Ceci montre qu'il reste une belle marge de progression pour le marché de la bière en France.

En 2018, les importations françaises étaient en hausse d’environ 10%, autour de 8 millions d’hectolitre, pour un montant de 844 millions d'euros[2]. Les exportations étaient en baisse (-4.8%), pour atteindre 6.5 millions d'hectolitres[3]. Les brasseurs ayant déjà du mal à répondre à la demande du marché intérieur, l'exportation n'est pas une priorité.

Si la balance commerciale en volume reste relativement équilibrée, ce n'est pas du tout le cas en valeur, puisque le déficit commercial a grimpé à près d'un demi-milliard d'euros.

C'est un des paradoxes du secteur français de la bière. Malgré les lourds investissements consentis par les industriels qui embauchent à nouveau, malgré l'essor important du nombre de microbrasseries avec environ une nouvelle unité par jour depuis le début de l'année 2019, malgré les nombreux investissements visant à augmenter les volumes produits, les capacités de production actuelles ne suffisent plus à satisfaire la demande intérieure grandissante.

De ce fait, une partie non négligeable de cette croissance bénéficie aux importateurs. Et comme les exportations françaises sont essentiellement basées sur les marques de distributeurs (MDD), secteur où les prix et les marges sont faibles, le déficit commercial du secteur brassicole français ne cesse de se creuser ces dernières années.

 

La "craftisation" du marché est en cours

L'engouement actuel pour la bière craft n'a évidemment pas échappé aux industriels du secteur, qui essaient de capter une partie de la manne des bières dites "artisanales". Pour préserver leurs parts de marché, ils mettent ainsi en place différentes stratégies et entendent bien profiter de leurs atouts.

Le marché français ne semble pas, à l'heure actuelle, susciter des vocations de rachat. Cela s'explique vraisemblablement par un marché déjà particulièrement concentré, qui ne laisse que de petits acteurs ne disposant pas d'une taille suffisante aux yeux des mastodontes du secteur.

Le changement d'échelle dans la taille d'une brasserie, nécessitant des investissements conséquents que les banques ne sont pas nécessairement prêtes à couvrir, semble cependant constituer une opportunité pour les géants du secteur. Ainsi, la brasserie Gallia, située à Pantin près de Paris, annonçait début septembre 2019 qu’Heineken France est entrée dans son capital comme actionnaire minoritaire, pour "soutenir (une) nouvelle étape de son développement".

Outre le rachat, il existe une autre option qui a bien plus de succès en France. Il s'agit de mettre en place des partenariats de distribution avec des artisans brasseurs. En 2015, Kronenbourg a ainsi passé un accord de distribution avec la brasserie corse Pietra, pour diffuser la marque dans les cafés hôtels-restaurants français (CHR). Le partenariat a été étendu en 2018 à la grande distribution. En mars 2018, Kronenbourg a annoncé un accord similaire avec la Brasserie du Pays basque (Eki, Eguzki...). En 2019, c’est la Brasserie du Castellet (marque Fada) qui coopère avec Kronenbourg pour bénéficier de son réseau de distribution, par l’intermédiaire de sa filiale House of Beer, qui gère notamment Brooklyn Brewery ou Guinness en France.

Début 2020, la brasserie parisienne Demory confiait la distribution de ses bières à House of Beer, d’abord sur le réseau CHR, puis à moyen terme en grande distribution (GMS).

Les contrats de brasserie constituent également un moyen efficace utilisé par les industriels pour verrouiller le marché. Le contrat brasseur est celui par lequel le cafetier ou le restaurateur s'engage, en échange d'une assistance matérielle ou financière, à ne s'approvisionner qu'auprès de la société de brasserie. En quelque sorte, les gros acteurs se substituent aux banques, souvent réticentes à prêter des fonds dans ce secteur où le risque de non-paiement est important.

Il peut s'agir d'un prêt financier, de la fourniture de matériels (tirages pression, mobilier,…), de la réfection d'un bâtiment ou encore de services (entretien des lignes de soutirage, par exemple).

La mise en place d'un tel contrat, basée sur une négociation précontractuelle, nécessite du temps et des moyens qui font souvent défauts aux petits acteurs.

Il convient également de prendre en compte le changement d'attitude des industriels par rapport aux petits acteurs. Après les avoir longtemps dénigré, le ton a changé, notamment parce que les industriels ont compris qu'ils avaient besoin d'eux pour tirer vers le haut l'image de marque de la bière. Lors de la présentation des résultats annuels du groupe AB InBev fin février 2019, son directeur général Carlos Brito a sorti une phrase qui a fait bondir plus d'un brasseur artisanal : "AB InBev est le plus grand 'craft brewer' au monde".

Dès lors, les grands groupes se mettent à copier les codes des brasseurs artisanaux, brassant comme eux des India Pale Ale, empruntant le même look pour les étiquettes et utilisant le terme "craft" dans leur communication, semant de fait la confusion chez les consommateurs qui ne s'y retrouvent plus. Il existe ainsi un terme pour décrire ce phénomène : le "craftwashing".

Et même les grands groupes de distribution s'y mettent, Leclerc ayant récemment installé des microbrasseries au sein même de ses hypermarchés de Poitiers et de Roques (Toulouse Sud).

 

Les grandes tendances du secteur

La montée en puissance des rayons bière dans les grandes et moyennes surfaces (GMS)

Les rayons bière des supermarchés ont longtemps fait figure de parents pauvres, coincés entre les eaux minérales, les cidres et souvent parsemés de boissons énergisantes et autres malternatives qui, légalement parlant, ne peuvent pourtant pas être considérées comme de la bière.

Mais les choses changent, et le rayon bière se métamorphose depuis quelques années, poussé par l'augmentation de la consommation, une extension de l'offre et l'avènement des bières de spécialité qui proposent des marges financières souvent plus intéressantes pour les distributeurs, comme pour les brasseurs.

Si cet essor profite aux industriels et à la grosse dizaine de brasseurs nationaux de taille moyenne, les microbrasseries ont fait un entrée en force dans les linéaires, contribuant à fournir un ancrage le plus souvent local au produit, et améliorant l'image de marque de la bière auprès du grand public.

Ainsi, grâce aux grandes et moyennes surfaces (GMS), des styles de bière comme les IPA (India Pale Ale) sont désormais connus du plus grand nombre.

Accéder aux rayons des supermarchés reste cependant difficile pour les petits acteurs, notamment à cause de l'importance des quantités demandées, de marges plus restreintes, de la nécessité d'éviter toute rupture d'approvisionnement ou encore du risque de voir ses produits vendus moins chers que dans certains commerces de proximité. Des partenariats régionaux peuvent cependant être mis en place.

Le potentiel de croissance pour les brasseurs crafts dans les grandes surfaces est énorme, et constitue de ce fait un des grands enjeux de ces prochaines années.

 

Le segment des bières sans alcool ou faiblement alcoolisées en plein essor

Les mentalités changent et les consommateurs recherchent dans certaines occasions une bière savoureuse et peu alcoolisée, pauvre en alcool ou sans alcool. Les nouvelles méthodes de production et l'évolution de l'air du temps contribuent à la popularité de ce segment. Il y a une prise de conscience croissante par rapport à la santé, surtout au sein de la jeune génération qui consomme moins d'alcool. Même les boissons gazeuses sucrées sont de plus en en plus contestées.

Les bières sans alcool montrent ainsi une grosse marge de progression dans l'hexagone, avec une part de marché de 5.5% en mai 2019, soit environ 2 litres par an par habitant[4].

 

Le conditionnement en boîtes métalliques

Le marché français de la bière artisanale s'apprête enfin à accepter le conditionnement en boîtes métalliques. Si ce format est encore associé aux bières de grande consommation, les beer geeks ont compris depuis longtemps qu'il s'agissait du contenant idéal pour protéger de la lumière et de l'oxydation les bières fortement houblonnées à durée de consommation très courte. Dans les avantages, on peut également citer un poids plus faible, une robustesse et une prise en main favorisant le nomadisme, un usage plus rationnel du volume d'emballage (moins d'espace perdu, possibilité d'empiler les canettes), une grande facilité de recyclage (il est aisé de compacter une boîte métallique vide) et le refroidissement plus rapide (l'aluminium est un excellent conducteur thermique).

En 2019, les brasseries artisanales suivantes se sont équipées d'une encanneuse, qui constitue d'ailleurs pour certaines d'entre-elles le seul mode de conditionnement : Aerofab (Loire-Atlantique), Azimut (Gironde), Coconino (Essonne), Headbang Brewery (Seine-et-Marne), La Débauche (Charente), Merlin (Finistère) et Popihn (Yonne).

 

Les styles qui ont le vent en poupe

En ce qui concerne les styles de bière à la mode en France, on a assisté ces dernières années à une déferlante d'India Pale Ale. Si certains pensaient qu'il ne s'agissait là que d'un phénomène de mode, le style a su se renouveler pour perdurer. On a ainsi vu apparaître les Milkshake IPA, les Sour IPA, les New England IPA ou encore les Brut IPA. Et comme de nouvelles variétés de houblon arrivent continuellement sur le marché, la vogue des bières fortement (et parfois excessivement) houblonnées ne semble pas prête de s'arrêter.

Maintenant, la tendance est aux bières vieillies en fûts. Que ce soit par l’acquisition de fûts neufs dont on recherche l’influence des tanins du bois ou par l’achat de fûts usagés afin de tirer parti de l’influence du contenu préalable, le mouvement s’amplifie. On imagine facilement quel développement cela peut prendre si les brasseurs utilisent les nombreux anciens fûts des viticulteurs. Tout comme les bières vieillies en fûts de whisky, les bières vieilles en fûts ayant contenu du vin devraient se développer.

Les bières acides (sour ales) offrent également un beau terrain de jeu pour nos brasseurs. Ce terme désigne d'ailleurs une grande diversité de styles et de méthodes de brassage. On assiste à la création de nombreuses déclinaisons autour des fruits et, parfois même, des légumes.

Une autre tendance récente est le retour en grâce des lagers. De nombreuses brasseries ont ainsi ajouté à leur gamme des Pils, des lagers houblonnées (parfois appelées "India Pale Lager") ou encore des lagers foncées. Longtemps décriés par le passé comme étant des styles sans grand intérêt gustatif, leur interprétation par des petites unités de brassage soucieuses de qualité redonne l'envie aux consommateurs d'y goûter. Attention cependant, toute erreur se paie cash dans ce style qui nécessite une excellente maîtrise des techniques de brassage, et en particulier des cycles de température pour ne pas stresser les levures. Il n'y a en effet pas une profusion d'alcool ou de houblon pour cacher les défauts!

Durant de nombreuses années, les bières de spécialités ont souvent été apparentées à des produits assez alcoolisés. Pourtant, on constate actuellement une nette tendance à la production de bières légères, portées par la mode anglo-saxonne des "Session". On constate ainsi l'arrivée sur le marché de nombreuses bières goûteuses aux alentours de 3% d'alcool en volume. Il peut s'agit de light ales, de session pale ale ou encore de bières de table. De plus, les brasseurs se trouvent ainsi avantagés par un taux d'accise plus faible.

 

Bière et terroir

Une bière de terroir est un produit utilisant des ingrédients provenant du terroir sur lequel se situe la brasserie.

On assiste actuellement à une dynamique naissante autour de brasseurs-malteurs, de malteries régionales et à une structuration de la filière houblon, avec notamment des néohoublonniers qui essaiment sur l'ensemble du territoire. Ces productions locales et souvent confidentielles s'inscrivent parfaitement dans la tendance actuelle des bières de terroir.

Il est dorénavant possible de produire de véritables bières de terroir en France. Je suis même persuadé que cette notion est appelée à se développer fortement dans le futur. Le consommateur, à la recherche de produits authentiques, ne se contentera plus d'une bière dont tel ingrédient spécifique est censé rappeler l'origine géographique du produit. Il voudra que sa bière, achetée localement, utilise des ingrédients produits localement.

 

[1] Source : Projet Amertume (mars 2020)

[2] Source : Douanes

[3] Source : Brasseurs de France

[4] Source : Brasseurs de France (communiqué de presse du 21 mai 2019)