Bières sans alcool ou faiblement alcoolisées
Auteur : Emmanuel Gillard - Publié le 30 mars 2021 - Version modifiée et complétée de l'article paru initialement dans le Bière Magazine 106 de 2020

Une chose est certaine, les mentalités changent et les consommateurs recherchent dans certaines occasions une bière savoureuse et peu alcoolisée, pauvre en alcool ou sans alcool. Les nouvelles méthodes de production et l'évolution de l'air du temps contribuent à la popularité de ce segment. Il y a une prise de conscience croissante par rapport à la santé, surtout au sein de la jeune génération qui consomme moins d'alcool. Même les boissons gazeuses sucrées sont de plus en en plus contestées.

 

Bières sans alcool…

En France, la dénomination "bière sans alcool" est réservée à la bière qui présente un titre alcoométrique acquis inférieur ou égal à 1,2 % en volume. Cette législation autorise donc d'apposer la mention "sans alcool" pour un produit titrant en réalité 1,2% d'alcool en volume. De quoi apporter de la confusion chez les consommateurs. Aussi, les grands groupes industriels qui multiplient ces deux dernières années les références réellement sans alcool, le spécifient dans le nom de leurs produits : Carlsberg 0.0%, Heineken 0.0 ou autre Hoegaarden 0.0.

On constate ainsi qu'un grand pas a été franchi. Ce ne sont plus des gammes distinctes qui portent le drapeau des bières sans alcool (Tourtel, Buckler, Panach,…), mais bien les marques phares des brasseurs elles-mêmes. En associant directement leurs produits vedettes à ce segment, les industriels montrent ainsi la confiance qu'ils portent dans ce secteur.

Après le lancement de Hoegaarden 0.0% en tant que première bière blanche sans alcool en 2011 et celui de la Jupiler 0.0% en 2016, le leader mondial AB InBev élargit sa gamme en janvier 2019 avec la toute première bière d'abbaye sans alcool Leffe Blonde 0.0% en Belgique. Une bière d'abbaye sans alcool?! Certains crieront au sacrilège. Le brasseur veut faire en sorte que, d'ici à la fin de 2025, au moins 20 % du volume mondial de sa bière soit constitué de bières non alcoolisées ou faiblement alcoolisés[1].

Et le numéro deux mondial, le groupe néerlandais Heineken, semble lui donner raison en lançant en avril 2019 sur le marché français son Affligem 0.0. Lors de leur conférence de presse annuelle du 15 mars 2019, le groupe annonçait que la marque Heineken 0.0 détenait 25,4 % de part de marché sur le segment des lagers sans alcool, après deux ans de commercialisation. Le brasseur investit également 6 millions d’euros dans sa brasserie alsacienne de Schiltigheim, afin de porter sa capacité de production à 20 millions de litres d’Heineken 0.0[2].

Le groupe Carlsberg, qui rappelons-le est propriétaire de Kronenbourg en France, annonce détenir 70% du marché français de la bière sans alcool (hors panachés)[3]. Ces bons indicateurs poussent le groupe à multiplier les références sans-alcool, de dégustation ou aromatisées : celles-ci pèsent 29,2% des ventes, contre 21,2% en 2015 et 10,2% en 2010.

La Chamoise Abstinente

Du côté des petites brasseurs, quelques initiatives peuvent être citées, à l'instar de de La Chamoise Abstinente, brassée dans les Deux-Sèvres, affichant un taux d'alcool de 0.8%. Cette dernière est obtenue par fermentation lente à basse température stoppée par un abaissement rapide de la température.

La toute récente brasserie du Marrel produit exclusivement des bières estampillées sans alcool (voir plus bas).

En juin 2020, le Club des Ami.e.s de la Bière a réalisé un recensement des bières sans alcool françaises pour les brasseries artisanales. Une manière originale de faire une photographie de ce secteur en pleine expansion : https://clubamiesbiere.home.blog/2020/06/10/les-bieres-craft-sans-alcool-en-france

En mars 2021, la Brasserie de Bretagne est la première de la région à se lancer sur ce créneau. Elle propose deux références titrant 0,0% sous les dénominations Ar-Men Blonde et Dremmwel. La brasserie précise que "le procédé de brassage limite la quantité de sucres naturellement présents dans les céréales. Puis est réalisée une désalcoolisation par centrifugation : l’alcool est ainsi évaporé à basse température et sous vide".

 

Les bières sans alcool montrent donc une grosse marge de progression dans l'hexagone. En 2017, la part de marché de ce segment était de 2%. En 2018, ce chiffre grimpait à 2.7%[4], tandis que Brasseurs de France avançait même une part de marché de 5.5% en mai 2019, soit environ 2 litres par an par habitant[5]. En contradiction avec cette tendance de fond, le ministre de l’Agriculture Didier Guillaume affirmait cependant en janvier 2019 que le vin n’était "pas un alcool comme les autres"…

 

… ou pauvre en alcool

Les microbrasseries ne sont pas insensibles à cette tendance. Mais les investissements étant souvent importants pour produire une bière réellement sans alcool, les petits brasseurs surfent plutôt sur la mode des bières faiblement alcoolisées.

Durant de nombreuses années, les bières de spécialités ont en effet souvent été apparentées à des produits assez alcoolisés. Pourtant, on distingue actuellement une nette tendance à la production de bières légères, portées par la mode anglo-saxonne des "Session". On constate ainsi l'arrivée sur le marché de nombreuses bières goûteuses aux alentours de 3% d'alcool en volume. Il peut s'agit de light ales, de session pale ale ou encore de bières de table. De plus, les brasseurs se trouvent ainsi avantagés par un taux d'accise plus faible.

 

Et à l'étranger?

Aux États-Unis, les bières à faible teneur en alcool ont la cote, contrairement à l’Europe, où ce sont plutôt les bières sans alcool.

L'Espagne est le pays européen qui bat le record de consommation de bière zéro alcool, avec 18% des parts de marché!

En Allemagne, le segment des sans alcool qui représente 6% de part de marchés, est complété de manière traditionnelle par les radlers, un mélange de bière et de limonade en référence aux cyclotouristes. Mais si vous voulez rouler serein, vous pouvez aussi compter sur un "BMW" (Beer Mit Wasser), qui combine bière et eau minérale pétillante.

En Belgique, outre les industriels, plusieurs acteurs intermédiaires multiplient les références. La brasserie De Halve Maan à Bruges a présenté au printemps 2020 sa Sportzot, la première bière sans alcool de haute fermentation à base de Brugse Zot. Il existe également des bières de réfectoire ou bières de moines telles que la Westmalle Extra, la Chimay Dorée, l’Orval Vert ou la St. Bernardus Extra. La Chimay Dorée a par exemple trouvé sa place en cinq ans et représente maintenant 8% du volume des ventes.

Chimay Dorée

Au Royaume-Uni, alors même que les traditionnels Bitter, Mild et autre Porter affichent des taux d'alcool autour de 4%, la demande de bière et de cidre contenant moins de 1,2% d'alcool a bondi de plus de 28% en volume en 2017. Signe du temps, l'édition 2018 du fameux "Great British Beer Festival" a proposé pour la première fois de son histoire des bières sans alcool.

L'Irlande a même ouvert en mai 2019 à Dublin son premier pub… sans alcool! La fameuse Guinness y est ainsi remplacée par un "Nitro coffee", boisson crémeuse, foncée et glacée servie à la pression.

 

Les technologies employées

Le fait que la bière sans alcool soit maintenant plus appréciée qu’il y a environ trente ans est lié aux nouvelles méthodes de production.

La méthode historique consiste à arrêter la fermentation de manière précoce, afin que les sucres présents ne soient qu'à peine convertis en alcool. Cette fermentation courte permet de créer une bière douce et maltée, contenant un taux d'alcool inférieur à celui autorisé par la législation pour une bière sans alcool.

La distillation sous vide laisse cette fois la fermentation se poursuivre jusqu'à son terme. On procède ensuite à la désalcoolisation du produit fini par chauffage. Le point d'ébullition de l'éthanol étant de 78.4 °C, il conviendrait de chauffer la bière juste au-dessus de cette température afin de laisser l'alcool s'évaporer. Mais avec ce procédé, le goût de la bière est altéré. Aussi, la distillation de l'alcool est plutôt réalisée sous vide poussé (moins de 0.1 bar), afin de diminuer le point d'ébullition de l'éthanol. On atteint ainsi le résultat escompté à des températures inférieures à 60°C.

Cette distillation est précédée par une décarbonatation sous vide lors de laquelle les arômes les plus volatils sont entraînés et partiellement récupérés. Cette fraction sera réinjectée sous pression après la distillation de l'alcool, afin de recarbonater la bière. Un tel procédé est par exemple décrit dans le brevet européen EP0560712A1[6]. Dans ce cas également, il peut rester un peu d'alcool résiduel dans le produit fini.

La filtration sur membranes par osmose inverse est de nos jours fréquemment employée. On met la bière dans une cuve, puis on lui fait subir une forte pression (par exemple à l'aide d'une centrifugeuse) afin qu'elle passe à travers une membrane organique semiperméable qui va laisser sortir l'eau et l'alcool, tandis que les sucres et les autres matières premières se concentrent en formant ainsi un sirop. Il suffit ensuite d'ajouter de l'eau au sirop à la même concentration que celle perdue lors de la filtration pour obtenir une bière sans alcool qui n'aura pas été soumise à la chaleur et conserve toute sa fraicheur.

L'extraction à l'aide d'adsorbants hydrophobes[7] semble être une méthode plus confidentielle. L'alcool présent dans la bière fermentée est extrait à l'aide d'adsorbants hydrophobes, plus particulièrement des silices hydrophobes ou des silico-aluminates zéolitiques hydrophobes.

Enfin, la recherche sur les levures non productrices d'alcool bat son plein. Par exemple, la levure Kluyveromyces thermotolerans, non-saccharomyces, dispose d'un métabolisme qui produit de l'acide lactique en lieu et place de l'éthanol. La souche Lachancea thermotolerans[8] est également une bonne alternative pour la production de bière sans alcool. Il est également possible d'utiliser la levure Saccharomyces Ludwigii, présentant une faible atténuation, et donc une capacité moindre à transformer le sucre en alcool.

Quelle que soit la méthode choisie, voici quelques procédés utilisés pour produire une bière sans alcool qui aura suffisamment de corps et de complexité gustative :

  • Utiliser un palier de température à l'empâtage entre 70 à 73°C permet d'activer l'alpha amylase, une enzyme qui dégrade l’amidon en sucres complexes non fermentescibles (dextrines) qui apportent de la rondeur à la bière

  • Utilisation de malts spéciaux, en, particulier ceux utilisés en distillerie, contenant moins de sucres fermentescibles que les malts habituels

  • Réaliser un houblonnage à cru, afin de développer plus de flaveurs

  • Utiliser du seigle ou du blé, qui contiennent beaucoup de protéines et contribuent ainsi à obtenir plus de corps

  • Modifier le profil de l'eau en augmentant le rapport Cl- / SO42- entre 1/1 et 2/1, afin d'apporter du corps et de la douceur tout en réduisant la sensation de sécheresse, d'amertume, ainsi que la perception métallique

 

La brasserie du Marrel, première microbrasserie française positionnée exclusivement sur le segment des bières sans alcool, vient d'ouvrir ses portes.

Sébastien Dué et Emilie Yana - Brasserie du Marrel (c) Emmanuel Gillard - Projet Amertume

Sébastien Dué est régisseur lumière au sein du Ballet Preljocaj, du nom de son fondateur, le chorégraphe français Angelin Preljocaj. Un travail qui implique de nombreux déplacements. Sa compagne, Emilie Yana, est à la fois danseuse, professeur de Pilates et auteure sur le bien-être.

Lorsqu’Emilie décide d’arrêter la consommation d’alcool, par conviction et pour prendre soin de sa santé, elle ne trouve pas d’alternatives qui lui conviennent. Sébastien se met alors en quête de relever le challenge de brasser des bières sans alcool qui leur plaisent. Les premiers tests sont réalisés en septembre 2017, avec des brassins de 20 litres. Aujourd’hui, ils viennent d’en faire leur métier principal, produisant cette fois avec un Brew In A Bag de 200 litres.

Nulle stratégie marketing dans ce choix, simplement la volonté de combler un trou dans la raquette en proposant aux bars une gamme de bières artisanales sans alcool.

Leurs produits titrent entre 0.8 et 0.9% en alcool et respectent donc la loi française qui fixe le seuil maximal à 1.2% pour une « bière sans alcool ». Et même s’ils affichent clairement cette mention sur les étiquettes, ils sont conscients que cette législation est un peu contradictoire, les obligeant par exemple à utiliser le logo « femme enceinte » et à payer un droit d’accise sur l’alcool produit. Il est d’ailleurs comique de constater que leurs bières ne pourront pas être exportées dans de nombreux pays, la Belgique fixant par exemple le taux maximal d’une bière sans alcool à 0.5% !

« On s’adresse à un public d’amateurs de bière, pas aux femmes enceintes comme nous l’entendons souvent ». Emilie déplore aussi qu’il soit difficile de passer une soirée sans alcool en France, en termes d’acceptation sociale. « Nous nous intéressons aux consommateurs de bières craft qui ne veulent pas nécessairement s’alcooliser lors de certaines occasions, mais nous avons reçu également un bon accueil de la part des sportifs ».

Et la solution pour réussir à trouver ces fameux consommateurs? « Il faut faire goûter! D’ailleurs, en dégustation en aveugle, les gens sont surpris ». Ils commencent donc par faire le tour du CHR (cafés-hôtels-restaurants) local en misant d’abord sur la bouteille, car il est difficile d’écouler des fûts dans ce créneau particulier.

Sur le plan technique, les bières sont produites à l’issue d’une fermentation courte, en utilisant une densité initiale faible. La bière titre environ 0.4% à l’embouteillage et atteint 0.8 à 0.9% suite au resucrage nécessaire à la carbonatation.

Brasserie du Marrel - Edmond Blonde Brasserie du Marrel - Edmond Ambrée Brasserie du Marrel - Edmond Brune Brasserie du Marrel - Edmond Blanche

Leur gamme se dénomme « Edmond », avec une déclinaison en blonde, ambrée, brune et blanche. « Nous ne sommes pas amateurs d’IPA, plutôt de bières belges. Il aurait été facile de mettre plein de houblon pour donner du goût, mais ce n’est pas le chemin que nous avons choisi ».

Et pour le nom? « Nous assumons le côté un peu ringard de ce prénom, comme l’image de la bière sans alcool. Dans un milieu un peu macho, nous avons choisi un nom masculin afin de montrer que le sans alcool, c’est aussi pour les hommes ».

 

Brasserie du Marrel
46, route de Lyon 38000 GRENOBLE
Sébastien Dué (gérant-brasseur), Emilie Yana (gérante-marketing-commercial)
E-mail : edmondbieres@yahoo.com
Web : www.edmondbieres.com

Facebook : www.facebook.com/Edmondbieresansalcool

 

[1] Source : https://ab-inbev.be/fr_BE/news/leffe-blonde-00--la-toute-premiere-biere-dabbaye-sans-alcool-en-belgique#

[2] Source : Rayon Boissons (15 mars 2019)

[3] Source : L'Usine Nouvelle (20 mars 2019)

[4] Source : Rayon Boissons (mars 2018)

[5] Source : Brasseurs de France (communiqué de presse du 21 mai 2019)

[6] https://patents.google.com/patent/EP0560712A1

[7] https://patents.google.com/patent/EP0486345B1/fr

[8] Lachancea thermotolerans as an alternative yeast for the production of beer (Journal of The Institute of Brewing, volume 122 numéro 4, pages 599 à 604)