Bilan de la situation du marché brassicole français et des grandes tendances en 2023
Auteur : Emmanuel
Gillard - Rédigé le 8 mars 2023 - Publié le 6 février 2024 - Article paru dans l'éditorial économique du livre "Le Rigal de la Bière - Annuaire des brasseries artisanales et régionales en France - Edition 2023" de Sonia Rigal

Alors que la guerre en Ukraine perdure, l'inflation est au cœur de tous les débats. Si les consommateurs finaux sont impactés, c'est cependant l'ensemble de la filière qui doit supporter le poids de la hausse des matières premières et surtout de l'énergie.

Ainsi, le prix du verre a explosé de plus de 50% depuis le début 2022. En France, plus de quatre bouteilles sur dix sont importées. Ces bouteilles sont produites dans l’un des 250 fours présents en Europe. Pour fabriquer une bouteille de verre, la température doit monter à plus de 1200°C afin d'atteindre la température de fusion de la silice. De plus, les fours fonctionnent en permanence, 365 jours par an, 24 heures sur 24, ce qui induit une forte dépendance aux coûts de l'énergie. Dans ce contexte, les nombreuses initiatives relativement récentes du retour à la consigne prennent de l'ampleur, de plus en plus de brasseurs franchissant le pas vers les bouteilles réutilisables.

Un autre secteur fortement énergivore est celui du maltage. Début novembre 2022, Jean-Philippe Jélu, président de Malteurs de France, alertait sur les difficultés rencontrées par les malteries, en raison de l’explosion des coûts de l’énergie qui met leur compétitivité en grande difficulté. Il précisait en effet que : "En 2022, les prix du gaz ont doublé en Europe. Dans le même temps ils n’ont augmenté que de 30% en Amérique du Nord. Or la tendance va se poursuivre en 2023 : tous les indicateurs indiquent qu’un nouveau doublement en zone euro est à prévoir l’an prochain". Le communiqué mentionnait également "qu'une solution doit être rapidement trouvée pour nous permettre de sortir de cette situation. Nos concurrents américains ou asiatiques ne supportent pas la même flambée des coûts énergétiques que les européens. Avec le prix du transport maritime en baisse et un taux de change euro/ dollar qui ne nous est plus favorable, nous ne serons très bientôt plus compétitifs sur nos marchés d’export traditionnels d’Asie, Afrique et Amérique Latine. (…) Ne laissons pas cette crise énergétique abattre une filière d’excellence au profit de productions qui ne s’imposent pas les mêmes contraintes de fabrication".

Les brasseurs subissent dès lors cette désorganisation de la filière amont qui impacte fortement leur trésorerie. Selon une enquête[1] réalisée par la CPME avec Brasseurs de France et basée sur les réponses volontaires de 75 brasseurs, plus de 8 brasseries sur 10 disent être impactées par une augmentation des prix de leurs fournisseurs supérieure à 10 %, et 70 % rencontrent des difficultés pour s’approvisionner en matières premières et autres biens nécessaires à la production, en raison pour 98 % d’entre eux de difficultés liées au prix, 78 % aux délais de livraison et 71 % aux quantités disponibles. De plus, la part des entreprises ayant prévu de consacrer plus de 3% de leur chiffre d’affaires au coût de l’énergie atteint les 85% en 2023, contre 59% en 2022, et 29% en 2021.

Aussi, pour 6 entreprises sur 10, la hausse des coûts entraine une dégradation de leur trésorerie. La moitié d’entre elles recherche des solutions de financement auprès de leur banque, mais 3 sur 4 n’obtiennent pas de réponse satisfaisante. Et face au prochain remboursement du Prêt Garanti par l’État lors de la crise sanitaire, 17 % affirment avoir des difficultés à le faire et demandent un étalement des échéances sur 4 ans supplémentaires.

De plus, deux tiers des brasseries estiment que leurs résultats diminueront en 2022, et la moitié envisage un résultat négatif.

C'est dans ce contexte que, fin 2022, Heineken annonçait son intention de vendre ou de fermer son site de production de Schiltigheim en mentionnant, parmi les causes, une augmentation en un an de 23% des matières premières agricoles, de 36% du verre et de 112% du gaz[2].

Le prix de la bière continue dès lors de s'envoler, le verre de 50cl coûtant en novembre 2022 en moyenne 5.78 euros en province et 7.05 euros à Paris[3].

En ce début d'année 2023, je constate au travers de Projet Amertume une nette augmentation du nombre de brasseries mettant la clé sous la porte pour des raisons économiques liées notamment aux multiples hausses de prix. Contrairement au Covid-19 qui mettait en quelque sorte tous les acteurs face à la même problématique, l'inflation ne se fait pas sentir de la même manière pour une petite entreprise que pour une grosse société qui dispose le plus souvent de contrats d'approvisionnement pluriannuels négociés. Et même pour des entreprises de taille équivalente, il existe des fluctuations importantes pour le prix de l'énergie ou d'une bouteille en verre.

Concernant l'énergie, les multiples annonces gouvernementales et le millefeuille des aides associées rendent la situation difficilement compréhensible par les petites brasseries qui ne sont pas nécessairement informées de leurs droits, ou ont bien du mal à les faire appliquer.

Les forums d'échange entre brasseurs regorgent d'appels à l'aide et une réelle confusion règne sur les perspectives d'évolution de cette crise qui affecte des entreprises à la trésorerie déjà bien fragilisée depuis mars 2020.

Dans une lettre ouverte au gouvernement[4], le SNBi mentionnait : "En cette période de crise énergétique, nos TPE brassicoles subissent des hausses successives non-négociables du prix des bouteilles de verre allant jusqu'à 60% depuis janvier 2022. Parallèlement à cela, des entreprises productrices de bouteilles en verre annoncent des bénéfices records de l'ordre de +40%. Nous ne pouvons accepter cette situation !".

Malgré ce tableau pessimiste, il y a toujours de nombreux facteurs positifs. Le secteur montre encore un beau dynamisme et le potentiel de croissance reste important. La premiumisation du marché se poursuit en créant de la valeur sur le segment des bières de spécialité qui ne cessent de progresser. Le retour des consommateurs vers les produits locaux, artisanaux, simples et naturels a même été boosté par la pandémie mondiale de Covid-19.

Toutes les brasseries ne se portent pas mal. Parmi celles qui ont le vent en poupe, on peut citer les brewpubs (absence d'intermédiaire, pas de conditionnement, pas de transport), les acteurs réalisant de la vente directe (taproom, vente à emporter,…) et misant sur la notion de bière de terroir (commercialisation essentiellement locale) ainsi que les brasseries unipersonnelles qui n'ont pas de salariés à rémunérer.

Les brasseries de taille moyenne vont cependant connaître une forte compétition suite à la multiplication des acteurs que l'on peut classer en trois catégories :

•             Les brasseries historiques : 3 Monts, Duyck, Goudale, Météor,…

•             Les brasseries créées il y a moins de 20 ans et qui ont acquis une taille moyenne : Ninkasi, De Sutter, Saint-Germain, Brasserie du Pays-Flamand, …

•             De "nouveaux" acteurs qui débutent dès le départ avec un objectif de production annuel entre 10 000 et 50 000 hectolitres : Nepo, Brasserie du Castellet, Brique House Brewery,…

Ces micro-industriels arrivent en force, souvent à l'initiative de distributeurs avec de gros moyens ou d'investisseurs sans lien avec le monde brassicole mais qui savent s'entourer de personnes compétentes et utilisent tous les codes de communication du monde craft. On se situe sur un modèle de startup, avec des objectifs de rendement élevés à court terme, capable de proposer en grande distribution ce qui se trouve actuellement chez les détaillants spécialisés, à des tarifs plus compétitifs.

D'une manière générale, les nouvelles brasseries sont des projets plus réfléchis, mieux structurés qu'il y a quelques années. Il faut dire que la pandémie de Covid-19 a laissé le temps de la réflexion.

 

Quelques tendances du secteur

Les bières à base de raisin

Les bières à base de raisins pourraient jouer un rôle important dans le futur, au point de devenir un style à part entière.

En 2015, le BJCP (Beer Judge Certification Program) ajoutait le style "Italian Grape Ale" à sa liste déjà longue des styles de bière. Une belle reconnaissance pour de nombreux brasseurs italiens qui expérimentaient déjà depuis des années pour marier la bière et le vin.

Le style IGA se caractérise par l'ajout de raisin, sous forme de moût frais ou de raisins frais, lors du process de brassage. Cet apport change radicalement la donne, puisque cet ajout va modifier à la fois les flaveurs et la couleur du produit fini. Et bien plus encore, étant donné que la peau des raisins est couverte de levures sauvages qui vont participer au processus de fermentation.

Si le raisin provient d'un producteur proche de la brasserie, cette synergie entre produits permet de souligner le terroir dont la bière est issue, créant ainsi une réelle valeur ajoutée.

Ce mariage entre céréales et raisins doit toutefois rester une bière. Les flaveurs apportées par les variétés de raisin doivent s'harmoniser et s'équilibrer avec celles provenant des céréales et des houblons employés. Certaines références utilisent parfois jusqu'à 40% de raisin dans leurs recettes.

La France, grand pays du vin, n'a donc pas été un précurseur en la matière, mais elle commence à rattraper son retard avec l'aide de quelques brasseurs passionnés. Les interprétations françaises se multiplient depuis quelques années sur le marché, ce qui pourrait à terme conduire à la reconnaissance d'un style "French Grape Ale".

 

Les bières sans alcool ou faiblement alcoolisées

Les mentalités changent et les consommateurs recherchent dans certaines occasions une bière savoureuse et peu alcoolisée, pauvre en alcool ou sans alcool. Les nouvelles méthodes de production et l'évolution de l'air du temps contribuent à la popularité de ce segment. Il y a une prise de conscience croissante par rapport à la santé, surtout au sein de la jeune génération qui consomme moins d'alcool. Même les boissons gazeuses sucrées sont de plus en en plus contestées.

Tourtel, la marque sans alcool de Kronenbourg, reste le leader du segment en France avec environ 42% de parts de marché en valeur. Au total, Kronenbourg représentait en 2020 près de 58% de la production française de bières sans alcool.

En juin 2022, le segment des bières sans alcool représentait environ 3%. Pour le fabricant pionnier du secteur, la brasserie Kronenbourg, ce chiffre monte à 12% de ses ventes[5].

Les microbrasseries ne sont pas insensibles à cette tendance. Mais les investissements étant souvent importants pour produire une bière réellement sans alcool, les petits brasseurs surfent plutôt sur la mode des bières faiblement alcoolisées, souvent affublées du terme anglo-saxon de "Session". Depuis 2020, ils sont aidés dans cette démarche par la mise sur le marché de nouvelles souches de levure dites "maltose négative" qui ne métabolisent pas le maltose et le maltotriose.

 

Les bières fortement houblonnées, une tendance qui ne s'essouffle pas

Si certains pensaient qu'il ne s'agissait là que d'un phénomène de mode, le style IPA a su se renouveler pour perdurer. On a ainsi vu apparaître les Milkshake IPA, les Sour IPA, les New England IPA ou encore les Brut IPA. Et comme de nouvelles variétés de houblon arrivent continuellement sur le marché, la vogue des bières fortement (et parfois excessivement) houblonnées ne semble pas prête de s'arrêter.

Preuve du dynamisme pour cette famille de bière, de nouveaux styles sont même apparus. La No Coast IPA qui revendique n'être ni associée à un West Coast IPA (dominante amère et résineuse) ni à un East Coast IPA (dominante aromatique souvent fruitée). On se situe plutôt dans un entre-deux, dans une recherche d'équilibre et de mélange des saveurs.

Autre style récent, la Cold IPA est apparue sur le marché français depuis 2021. L'idée est de produire une bière limpide, en utilisant une levure de fermentation basse (California Common, Kölsch,…), avec une bonne sécheresse grâce à l'ajout de 20 à 40% de riz ou de maïs. On obtient ainsi une base nette et désaltérante qui permet de mettre en avant les caractéristiques organoleptiques des houblons employés.

Pour autant, malgré l'arrivée de ces nouvelles variantes, certains consommateurs lassés par la dominante aromatique des houblons en reviennent à apprécier des styles plus anciens, comme la West Coast IPA ou la Old School IPA qui semblent connaître un retour en grâce.

De plus, le style IPA est le seul à avoir récemment réussi à conquérir le grand public. On en trouve dorénavant dans tous les points de vente. C'est devenu quelque part un étendard de la bière craft qui est parvenu à rassembler aussi bien les néophytes que les beer geeks, chacun y trouvant des références répondant à ses attentes. Il s'agit en quelque sorte d'un pont entre les différentes communautés de buveurs de bière.

Il semble cependant que les versions les plus extrêmes (Double ou Triple IPA,…) soient moins en vogue depuis 2021, les consommateurs étant à la recherche de bières plus équilibrées.

 

L'essor des brewpubs, des taprooms et de la vente directe

Les brewpubs constituent une offre intéressante pour distribuer de la bière. Le concept même de brewpub répond aux tendances actuelles de circuit court. La bière est servie en direct du producteur au consommateur.

Outre les brewpubs, on assiste également à une multiplication des taprooms depuis environ 2020. Il s'agit de salles de dégustation attenantes au lieu de production. S'il ne s'agit pas du seul endroit où la brasserie commercialise ses produits, il n'en demeure pas moins que ce mode de distribution direct permet d'avoir un retour immédiat du consommateur, voire d'en faire un lieu d'expérimentation sur de petits brassins afin de tester des recettes.

D'une manière plus générale, c'est toute la vente directe qui a le vent en poupe. En l'absence d'intermédiaires, le brasseur préserve ses marges tout en étant au plus proche de ses clients. Ce fonctionnement en circuit court n'est pas limité à la bière et trouve écho dans l'ensemble de la filière alimentaire. C'est la raison pour laquelle de nombreuses brasseries sont dorénavant conçues dès le départ comme un lieu d'accueil du public. Et si le lieu de production ne s'y prête pas, il reste la possibilité au brasseur d'ouvrir son propre bar, de préférence en centre-ville, afin d'augmenter sa visibilité et de toucher un public plus large.

La vente directe, qui s'inscrit dans une nette tendance de consommation locale, n'est néanmoins pas la solution pour les brasseries les plus branchées, qui doivent disposer d'un réseau de distribution national afin de s'adresser aux seuls beer geeks.

 

Des brasseries écoresponsables

Sobriété énergétique, économie d'eau, gestion des résidus de brassage en économie circulaire, approvisionnement local, vente en circuit court, retour des bouteilles consignées, diminution des emballages, passage au fût inox pour limiter le recours aux fûts one-way en plastique difficiles à recycler, utilisation de malt vert (non touraillé),… les sujets ne manquent pas, d'autant plus que le public est beaucoup plus sensible aux questions environnementales.

Ces thématiques ressortent avec d'autant plus d'acuité qu'elles peuvent également être source d'économie face à la spirale inflationniste.

 

La tendance Beyond Beer : quand les brasseurs élargissent leurs horizons

Les offres complémentaires sous forme de limonade, soda houblonné, kombucha, kéfir, hydromel et cidre s'inscrivent dans une tendance plus large du Beyond Beer, que l'on pourrait définir comme l'ouverture du monde de la bière à d'autres boissons fermentées. Les industriels y ont recours depuis de nombreuses années, puisqu'on parlait déjà de malternatives au début des années 2000. Cela permet de toucher de nouveaux consommateurs et de créer de la valeur, surtout dans les marchés matures.

Ainsi, le cidre connaît un retour en grâce depuis 2022. Il n'est désormais plus rare de trouver un tirage pression dédié à cette boisson dans les bars à bière. Souvent affublé d'une image vieillotte, le cidre a su se réinventer, entre cidre monovariétal, cidre houblonné ou encore élevage en barriques. Certains brasseurs ont franchi le pas, à l'instar de Prizm Brewing Co. qui a lancé une gamme de cidres aux fruits nommée Polygon Cider.

L'hydromel (mead) fait de nouveau parler de lui. Quentin Mangel, de la brasserie du Vallon (Haut-Rhin), a fait office de précurseur en la matière dans le milieu de la bière, en développant fin 2016 une gamme d’hydromel au miel artisanal et local. Plus récemment, la brasserie Bee King (Rhône) a été fondée en 2021 afin de ne produire que du Braggot, une boisson à base de malt et de miel, qui se présente un peu comme un hybride de bière et d'hydromel.


[1] Enquête sur la situation des brasseries : L’avenir de la filière brassicole française s’assombrit ! - CPME/Brasseurs de France – 8 décembre 2022

[2] Source : Opinion Internationale (17 novembre 2022)

[3] Source : Privateaser.com

[4] Source : Les brasseries artisanales sont au bord du gouffre ! (SNBi, 7 mars 2023)

[5] Source : France Info TV (15 juin 2022)